Démographie fourragère, critique et suggestions

Guy FORAND, M.Sc., agr.,

Semons-nous les bonnes espèces fourragères ? Les taux de semis utilisés pour nos implantations fourragères sont-ils adéquats ? Quelques petites expériences empiriques et un examen sommaire des pratiques actuellement en vigueur sur le terrain m’incitent à critiquer nos manières de faire.

Comme entrée en matière, choisissons une espèce fourragère largement auscultée par>< la science agronomique, la luzerne, et considérons la dynamique des peuplements qui résultent d’une recommandation de semis couramment utilisée. Pour des fins de calculs, chaque kilogramme de semence de luzerne compte 440 000 graines, un hectare équivaut à 10 000 m2 et 1 m2 égale 10,76 pi2. Si on applique ces facteurs à un taux de semis de 14 kg/ha de luzerne, 57 graines/pi2 seront mises en terre (tableau 1).

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Sur la base des calculs présentés par Rankin (2007), des 57 graines/pi2 que fournira un semis de 14 kg/ha de luzerne, seulement 60% produiront des plantules viables, soit 34 plantules/pi2 (figure 1). Ce faible résultat est dû à des facteurs comme les semis trop profonds, les semences laissées à la surface et emportées par l’eau, les graines dures, les germes asséchés ou détruits par les insectes et les maladies, etc.

Une fois établies, ces 34 plantules se feront une forte compétition pour la lumière, l’eau et les éléments nutritifs. Elles devront lutter contre différents parasites et faire face à la dureté de nos hivers. En moyenne, seulement 50% des plantules atteindront le printemps de l’année suivante. La deuxième année s’amorcera donc avec une population de seulement 17 plants matures/pi2. Durant leur deuxième année de vie, ces plants adultes seront soumis à une combinaison de contraintes et leur nombre passera de 17 à 7 plants/pi2. Si on fait le bilan démographique des deux années complètes suivant le semis, le taux de réussite de la mise en terre des 57 semences de luzerne sera de seulement 12% (7 plants adultes /57 graines semées).

Devrions-nous augmenter nos taux de semis de luzerne ?
Il est justifié de se questionner à propos des faibles densités qu’engendrent les taux de semis recommandés et de s’inquiéter de cette inefficacité sur le rendement des prairies. Effectivement, plusieurs études démontrent que des taux de semis plus élevés produiront plus de plantules. Conformément, des recherches indiquent aussi que si on diminue les taux de semis de luzerne en deçà de 9 kg/ha, on observera une diminution du rendement l’année de l’implantation. Mais un autre facteur doit être considéré.

Si on augmente les taux de semis, le taux de mortalité des plantules augmentera aussi. Des recherches effectuées en Pennsylvanie et au Missouri ont démontré qu’un taux de semis de 11,2 kg/ha engendrera un taux de mortalité de 45% et qu’en doublant ce taux de semis à 22,4 kg/ha, le taux de mortalité augmente à 60-70%(Rankin, 2007). Ces recherches viennent confirmer les résultats obtenus à travers l’est et le mid-ouest des États-Unis, à savoir qu’au-delà de 11.2 kg/ha, la luzerne ne produira aucune augmentation de rendement. Ce maintien des rendements de luzerne s’explique par la capacité des plants de luzerne à occuper l’espace des plants disparus en augmentant leurs nombres de tiges. Les plants de luzerne deviennent donc plus gros et plus productifs. Si on considère ces résultats de recherche, les taux de semis de luzerne recommandés dans les guides gouvernementaux sont suffisants (CRAAQ, 2011).

Qu’en est-il du comportement des graminées ?
Parmi toutes ces études sur les taux de semis, il est rarement question des graminées. Étant donné leur présence dans les prairies du Québec, je les ai semées afin d’observer leur comportement. Le montage de la figure 2
illustre l’espace qu’occupe un seul plant

de graminée, après 12 mois de croissance.
Il est important de noter que ces plants
sont issus du semis d’une seule graine de
semence.

 

Une première observation saute aux yeux. Après une année de croissance (6 mois en plein champ et 6 mois en serre), les plants de graminées occupent déjà une bonne partie de l’espace contenu dans un seul pied carré. Celles-ci se comportent d’ailleurs exactement comme le plant de luzerne. Elles avaient de l’espace et elles ont pris de l’ampleur en augmentant leur nombre de tiges (figure 2). Devant ce comportement des graminées, nous devons donc prendre garde aux taux de semis trop élevés.

Qu’en est-il des mélanges légumineuses/graminées ?
Considérons maintenant une recommandation de semis couramment utilisée par les producteurs laitiers du Québec. Commençons avec un mélange de 70% de luzerne et de 30% de fléole des prés, semé à un taux de 20 kg/ha. Selon les données présentées au tableau 2, un tel semis apportera environ 208 semences/pi2. À ceci, ajoutons 10 kg/ha d’un mélange de 50% de bromes, de 15% de dactyle et de 35% de fétuque, un mélange souvent suggéré aux producteurs laitiers. Si l’on poursuit notre calcul, cette addition de graminées porte le total des semences à plus 260 semences/pi2 (tableau 2). Mon constat est sans équivoque: « IL MANQUERA D’ESPACE ! ».

Nous devons également porter une attention particulière aux surdoses de certaines graminées hautement compétitives comme le dactyle et la fétuque. À cet égard, les recommandations d’ensemencement proposées par le CRAAQ me semblent trop élevées (CRAAQ, 2012). Pour les deux mélanges présentés au tableau 3, le nombre de semences de dactyle et de fétuque dépasse celui de la luzerne. À de tels taux, celles-ci domineront rapidement les peuplements. D’ailleurs, plusieurs producteurs qui utilisent ces graminées productives se sont déjà rendu compte de cette dynamique et ont considérablement réduits leurs taux de semis afin d’éviter une disparition prématurée des légumineuses.

Cultivons-nous les bonnes graminées ?
Les graminées les plus recommandées au Québec sont la fléole des prés (mil) et le brome inerme. Fait intéressant, celles-ci s’avèrent être les moins productives. Il me semble que si notre objectif est d’augmenter nos rendements fourragers, notre choix devrait porter sur des espèces plus productives.

 

Voici les critères souhaités en production fourragère intensive. Idéalement, les graminées doivent pousser rapidement au printemps, être synchronisées avec les stades de récolte de la luzerne et/ou du trèfle rouge, produire de forts et rapides regains après chaque coupe et offrir des croissances soutenues autant durant les périodes estivales de sècheresse et de chaleur que lors des épisodes de températures froides et pluvieuses. Si telles sont les qualités recherchées, le mil et le brome inerme ne devraient pas faire partie de nos mélanges fourragers.

 

Ces deux espèces sont mal adaptées à la régie intensive, car elles manquent de temps pour reconstituer les réserves d’énergie nécessaires à leur repousse. (1re coupe trop hâtive et intervalles trop courts entre les coupes). En régie intensive, la persistance du brome inerme est fortement diminuée et celuici disparait rapidement des peuplements. D’ailleurs, à l’instar des universités du nord-est des États-Unis, le CRAAQ déconseille d’utiliser le brome inerme en mélange avec la luzerne dans une régie de 3 coupes et plus (CRAAQ, 2005). Pour ce qui est du mil, sa très faible productivité estivale est proverbiale. Celui-ci supporte mal les coups de chaleur et le manque d’eau.

En revanche, la fétuque et le dactyle sont particulièrement bien adaptés à la régie intensive. Ces graminées poussent très rapidement au printemps et offrent un regain rapide et une production abondante tout au long de l’été. Comme discuté précédemment, ces deux espèces sont tellement compétitives qu’il faut en abaisser les taux de semis de manière à maintenir des proportions adéquates de légumineuses dans les peuplements.

Malheureusement, ces espèces sont la plupart du temps exclues des mélanges fourragers, car elles doivent être récoltées avant le début du mois de juin dans la plupart des régions du Québec. On refuse ainsi de les inclure dans nos mélanges, sous prétexte que celles-ci soient trop hâtives et viennent déranger nos chantiers de semis au printemps. Étant souvent récoltées à un stade de maturité trop avancé, elles ont acquises une réputation d’appétance diminuée.

Il faut savoir que l'utilisation judicieuse du dactyle et de la fétuque, en mélange avec de la luzerne ou du trèfle rouge, permet à certains producteurs du Québec de doubler leur rendement en ensilage de foin. On parle ici de 10-12 tm de matière sèche à l’hectare, soit plus de deux fois la moyenne de rendement actuelle du Québec. Peterson (2011), a d’ailleurs obtenu le meilleur rendement fourrager, soit 14.4 tm de matière sèche à l’hectare, avec un mélange de luzerne et de fétuque. Ce rendement a été obtenu sous un climat équivalent à celui du Centre du Québec. (figure 3).

 

Dans un contexte de flambée du prix des grains, ces deux espèces sont promues à un avenir florissant. Les mauvaises expériences vécues par certains producteurs ayant déjà utilisé le dactyle et la fétuque proviennent d'une résistance à mettre en place une régie adaptée. Chez plusieurs producteurs laitiers, les ensilages de fétuque et de dactyle associés à une légumineuse comme la luzerne et le trèfle rouge constituent la base fourragère de l’alimentation de leur troupeau. Les gains de productivité qu’ils en retirent sont appréciables. AINSI DONC, CE NE SONT PAS LE DACTYLE ET LA FÉTUQUE QUI DOIVENT S’ADAPTER AU PRODUCTEUR, MAIS LE PRODUCTEUR QUI DOIT S’AJUSTER À LEUR RÉGIE.

En conclusion, en plus des économies à réaliser en cessant d’utiliser des taux de semis trop élevés, les producteurs laitiers ont la possibilité d'augmenter considérablement leurs rendements fourragers. Pour ce faire, il leur faudra accepter de prioriser la culture des plantes fourragères, comme ils ont si bien su le faire pour le maïs et le soya durant les 30 dernières années.

RÉFÉRENCES
1- CRAAQ. 2005.Les plantes fourragères. Page13 et 14.
2- CRAAQ. 2012. Recommandations de plantes fourragères 2012-2013. Page 4
3- Rankin, Mike, 2007. Alfalfa Seeding Rates: How much is too much? Dans Hoard’s Dairyman. M. Rankin est spécialiste en fourrages à Université du Wisconsin.
4- Recommandations fourragères. Universités Cornell, PenState et Maine.
5- Peterson, P. (2001) Alfalfa mixtures with orchardgrass or tall fescue outperform alfalfa alone. Université du Minnesota. http://www1.extension.umn.edu/dairy/forages/alfalfa-mixtures-with-orchardgrass/index.html