Le lait du gros bon sens

Guy FORAND, M.Sc., agr.,

Depuis des décennies, les spécialistes de l’alimentation signalent la place centrale que les fourrages devraient occuper dans l’alimentation de la vache laitière. En novembre 2008, alors que j’assistais au symposium sur les bovins laitiers, une conférence intitulée Tirer parti de ses fourrages pour rester dans le "coût"! et présentée par René Roy1, agroéconomiste chez Valacta, attira mon attention. Comme c’est toujours le cas aujourd’hui, le coût élevé des concentrés mettait alors en relief la pertinence d’utiliser un aliment peu coûteux et à portée de la main, c’est-à-dire le fourrage produit à la ferme. Le conférencier tentait de définir si les vaches nourries aux fourrages sont plus profitables.
 

Sur la base d’une analyse de données provenant de 577 fermes laitières québécoises, les faits sont percutants et le tableau 1, tiré des conclusions de monsieur Roy, en fait état. Si l’on compare les données moyennes de 577 fermes avec celles de 27 fermes produisant du lait plus fourrager, les différences sont étonnantes. La différence dans la marge est de 989$/vache/année pour les adeptes du lait fourrager (4 306$ – 3 317$ = 989$). Pour un troupeau de 60 vaches laitières, cela représente près de 60 000$ de bénéfice supplémentaire par année pour la ferme.

Pourquoi ce manque d’intérêt?
Pourquoi les producteurs laitiers ne s’intéressent-ils pas davantage au lait fourrager ? Comme le revenu principal vient des vaches, en général, les producteurs laitiers s’attardent plus aux vaches qu’aux champs. Ils ne sont pas spécialisés à produire des fourrages de qualité et en quantité, à les entreposer adéquatement afin d’en conserver la qualité et à les inclure en grande quantité dans les rations alimentaires. En bref, faire du lait fourrager, c’est plus compliqué et ça demande plus d’implication au champ.

À mon avis, le cloisonnement entre les expertises animales et végétales ne favorise pas l’approche du lait fourrager . Dans leur quotidien, les experts sols/plantes et les conseillers en alimentation collaborent peu. D’une part, il y a les représentants d’intrants du secteur végétal qui offrent les meilleurs produits et les conseillers de clubs qui prodiguent de judicieux conseils, et d’autre part il y a les conseillers en alimentation qui bâtissent leurs rations à l’aide de savants programmes informatiques, sur la base des analyses des fourrages qu’ils ont prélevés des silos des producteurs. La plupart du temps, les premiers connaissent peu de choses de l’alimentation laitière, qui pourtant implique leurs fourrages. Quant aux seconds, ils mettent rarement le nez dans les champs afin de surveiller la qualité des fourrages. Pourtant, ces derniers devront composer avec cette qualité fourragère durant une bonne partie de l’année. Quant au producteur, il voit défiler ces experts qui ne se parlent que rarement et tente tant bien que mal d’orchestrer le tout.

Depuis quelque temps, je m’intéresse à la filière du lait fourrager. Lorsque je m’implique en production fourragère sur les fermes laitières, je me présente presque toujours accompagné de conseillers faisant la promotion de rations élevées en fourrages. Dès notre arrivée à la ferme, nous nous dirigeons souvent vers la réserve d’ensilage afin d’en estimer la qualité. Étonnamment, lorsque l’ensilage possède une digestibilité très élevée et que le producteur a comme objectif d’en donner beaucoup à ses vaches, il se fait dire que son ensilage est de trop bonne qualité et qu’il devrait songer à le mélanger avec un aliment moins digestible. Le nutritionniste qui m’accompagne commente alors ce diagnostic en expliquant au producteur qu’il ne serait aucunement dangereux d’envoyer ses vaches brouter de jeunes pâturages. Décidément, bon nombre de conseillers laitiers ne semblent pas si à l’aise avec les rations riches en fourrages de très haute qualité.

Sommes-nous de bons producteurs de fourrages?
Au risque d’en choquer plusieurs, la réponse est non. Si seulement nous y investissions la moitié de l’énergie et des ressources que nous déployons à produire du maïs et du soya, les résultats seraient spectaculaires. Avec un rendement provincial moyen avoisinant les 5 tonnes métriques de matière sèche à l’hectare, le Québec fait piètre figure et pour ce qui est de la qualité, elle laisse souvent à désirer. Voici donc les points à considérer pour mener à bien une stratégie fourragère intensive :

- Sols bien drainés;
- pH eau des sols autour de 7;
- Sols bien pourvus en éléments nutritifs (fertiliser adéquatement);
- L’année d’implantation, éviter les applications de fumier après le semis (plantules fragiles);
- Privilégier les applications de fumiers de fin de saison (moins de dommages);
- Cultiver des espèces à fort potentiel de rendement comme la luzerne, le trèfle rouge, la fétuque et le dactyle (Le rendement du mil est faible en été et le brome est déconseillé avec la luzerne fauchée 3 fois ou plus);
- Utiliser des semoirs capables de semer à 0,6 cm (¼ de pouce) de profondeur (semences légères et petites semences)
- Semer des mélanges légumineuses –graminées simples (maximum 3 espèces);
- Choisir des espèces productives et mieux adaptées aux variabilités de sol (Luzerne, trèfle rouge, fétuque et dactyle);
- Effectuer des rotations courtes de 3-4 ans, en comptant l’année d’implantation;
- Maintenir de bonnes proportions de légumineuses dans les mélanges (azote symbiotique et équilibre fourrager);
- Adopter la technique des andains larges pour faucher et récolter la même journée;
- Augmenter le nombre de coupes en fauchant tôt au printemps puis à tous les 25 à 30 jours (plus de sucres);
- Hacher plus court afin d’améliorer la conservation et la disponibilité des éléments nutritifs dans le rumen;
- Privilégier les ensilages plutôt que le foin sec (climat humide donc fenêtre de récolte moins longue)
- Compacter suffisamment vos ensilages pour une fermentation adéquate;
- Posséder une capacité d’entreposage suffisante pour faire face à de fortes consommations de fourrages;
- Ajuster les rations (moins de concentrés);
-  Consulter des nutritionnistes qui s’y connaissent en alimentation fourragère.

Ceux qui désirent produire du lait à partir d’une ration plus riche en fourrages de qualité doivent consentir à investir plus de temps et d’énergie dans leurs champs. Il y a beaucoup de choses à changer et l’action devra souvent être accomplie à contrecourant des manières de faire actuelles. D’ici à ce que nous adoptions ces pratiques novatrices, il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus.